<h1>Noelfic</h1>

[Confédération][2] Rêves Mécaniques


Par : Gregor

Genre : Science-Fiction , Action

Status : Terminée

Note :


Chapitre 26

Quatrième partie

Publié le 17/01/13 à 22:07:47 par Gregor

1.

Alioth agonisait. La surface blanche de la photosphère se boursouflait de jets de matières, cris silencieux la fusion nucléaire qui dilatait l'étoile comme une vulgaire baudruche. Le spectacle retransmis dans l'holo du poste de commandement offrait un visuel précis et terrifiant de l'étoile auprès de laquelle la flotte venait d'arriver. Moins d'une heure plus tôt, les vaisseaux s'apprêtaient à effectuer le dernier saut, celui qui nous rapprocherait de notre destination finale. Un grumeau bleu flottant autour de son étoile, couvert de montagnes et de forets opalescentes, qui nous tendait les bras comme une invitation trop évidente.
Cette vision dantesque me rappelait avec une acuité un peu trop nette la tension qui régnait depuis les premières heures du voyage, à bord de l'Aube. Dès le premier saut transpatial, chacun avait trouvé la place qu'on lui avait attribué. Doucement, une angoisse sourde s'était mise à résonner dans les mots, les attitudes, les silences. L'éloignement de la Terre se faisait sentir un peu plus à chaque saut supplémentaire. En surgissant dans le système, je craignais que le moral des hommes soit trop atteint pour qu'ils demeurent efficaces. Il n'en était rien, mais l'atmosphère restait lourde. Bien trop lourde à mon goût. La situation commençait à lourdement me peser.
— Capitaine Mac Mordan ?
La voix me tira de mes rêveries. La sphère modélisée tournoyait toujours, mais elle ne méritait plus mon intérêt.
— Amiral Sullivan, je vous reçois.
— Capitaine, reprit intéressé. Nos hommes sont prêts.
— Parfait.
— Nous n'attendons plus que vos ordres pour faire décoller les navettes.
— Les tacticiens travaillent encore sur l'approche finale de la capitale, amiral. D'ici une petite heure, ils devraient être en mesure de nous dire comment procéder. À ce moment seulement, je pourrais vous donner le feu vert.
Sullivan, vieillard aigri engoncé dans un exosquelette aussi luisant que du vif argent, bougonna sans que je ne saisisse un traître mot de sa pensée. Et il soupira, avant de reprendre.
— Bien reçu, capitaine.
— Comme convenu, je vous rejoindrais en orbite de l'Étendard.
— Je vous y rejoindrais aussi, assura l'amiral. Si vous permettez, capitaine.
Il se retira sans plus de cérémonie. Je me replongeais avec délectation dans la contemplation de l'étoile.
Atterrir sur Alioth-Vinci ne poserait aucun problème technique. Des boucliers déflecteurs avaient été ajoutés sur la structure anguleuse des navettes, insectes de métal menaçant et sordides, où se bousculaient déjà bon nombre de soldats. Dans une tension maîtrisée, tous embarquaient avec matériel et arme dans les soutes rougeoyantes des véhicules spatiaux, la peur tirant les traits de certains. Tous espéraient une approche pacifique. Mais tous s'attendaient à un contact difficile. Pourquoi rencontrer une race extraterrestre devrait se dérouler sans anicroche ? Et si toute l’expédition était annihilée ? S'ils nous attendaient et se délectaient déjà de leur victoire ? Penser à cette situation pouvait faire froid dans le dos, même au plus solide gaillard de cette armada. Aller au-delà de cette conclusion possible faisait partie de mes prérogatives. Je devais compter sur mes hommes, et mes hommes comptaient sur moi.
Nous ne pouvions pas échouer. Plus maintenant.

Cyrill patientait dans le hangar, tenue d'apparat rutilante sur les épaules. Une lourde cape noire rehaussée d'or, une tenue aussi sobre que discrète, des bottes reluisantes, et surtout cette expression si noble et si froide, celle du futur vainqueur. Son visage se détendit lorsqu'il m'aperçut.
— Gregor, il semblerait que tout soit prêt.
Je souriais à son adresse, ironique.
— Pourquoi m'a-t-on nommé à ce poste, si le seul à travailler ici, c'est toi ?
— Peut-être parce que les récompenses sont toujours injustes, Gregor.
Les répliques étaient convenues. Elles masquaient mal notre excitation. Cyrill bouillonnait, son sang charriant les relents de la bataille à venir. Pas la bataille du sang, non, mais celle de la conquête, de l'asservissement d'une race qui ignorait encore tout de nous, et qui serait cueillie comme un fruit mûr.
Il m'invita à le précéder. Je montais dans la navette sans un regard en arrière, assuré que la flotte s'en sortirait en mon absence. L'amiral Forth rejoindrait l'Aube d'ici quelques heures, prenant le commandement des forces restées positionnées dans l'espace, tandis que je me concentrerais sur la petite troupe qui descendrait à la rencontre d'Alioth. Cyrill referma soigneusement la lourde porte extérieure du vaisseau, se fraya un chemin dans le sas, avant de me rejoindre auprès du pilote, un major encore jeune mais déjà expérimenté. Celui-ci s’occupait de sa mission à merveille, ne tenant pas compte de notre présence à bord de sa navette. Car hormis Cyrill et moi personne n'avait embarqué. Ce ne serait qu'une fois auprès de l’Étendard que l'amiral Sullivan nous rejoindrait, accompagné d'une myriade de hauts officiers que j'avais aperçu sur Terre ? Des noms, des visages à peine plus familiers que de parfaits inconnus, et tout ce petit monde se lancerait vers la chute libre et l'atterrissage. Je ferais partie du lot des décideurs. Je compris que j'en ferais toujours partie à présent, quoiqu'il arrive.
Avec ironie, je repensais à la façon dans cette mission m'avait été assigné. J'étais devenu le fils maudit de Marcus Standberg, un poids gênant qu'on préférait transformer rapidement en héros de guerre. Les rares mérites que j'avais acquis ne pouvaient pas justifier à eux seuls ma place. Comme un dé truqué, j’arrivais dans ce jeu féodal, guerrier, féroce, et je devrais me tailler une place confortable, asseoir mon autorité. Avoir l'étoffe d'un chef ne me plaisait guère. Mais à plusieurs millions d'années de la Terre, je compris rapidement que ce serait ma seule façon de survivre. Une bande de requins sous mes ordres, aussi polis que carnassiers, voilà à quoi je devrais me mesurer. Brillant calcul de la part du Très Saint Magister.
Survivre ou disparaître ne supporterait pas de compromis. Je ne comptais pas choisir la plus mauvaise des options.
— Combien de minutes avant la rencontre ? Demanda Cyrill au pilote.
— Trente-cinq.
— Merci, major.
L’intéressé hocha discrètement la tête. La navette bourdonna, s'arrachant du sol métallique de l'Aube, et s'échappa vers le néant de l'espace.

Par bien des aspects, Garry Sullivan pouvait rappeler le défunt Marcus Standberg. Il n'y avait qu'un pas à franchir pour en faire la pâle copie de ce défunt père. Le même air sec, résolu, qui luisait dans son seul œil encore vivant. Gris comme un ciel d'hiver, aussi lucide que cette saison morte, aussi aimable qu'une tempête fugace au milieu de l'océan, l'amiral me salua aussi raidement que possible. Visiblement, il ne me portait pas dans son cœur. Moi non plus. Dès qu'il ouvrit la bouche, à peine quelques instants après notre rencontre, je sus qu'il serait un adversaire redoutable. Sans doute bien pire que les aliothins.
— Je n'ai pas l'intention de suivre les protocoles établis par un petit merdeux dans le genre du major Asweltorf, débuta-t-il. Comme si un sous gradé dans son genre, scientifique avant d'être militaire, pouvait comprendre quoi que ce soit à l'art de la guerre.
— Je suis sa création. Et le dernier qui a cru bon de contester les ordres qui découlaient du Très Saint Magister a fini avec une tête de moins.
Quelques officiers rirent cyniquement. Cyrill haussa un sourcil, sa bouche se tordit en un rictus piquant.
— Je vous déconseille d'essayer de prendre des décisions inutiles, amiral. Je ne souffrirais d'aucune contestation tant que je dirigerais cette mission. À moins, bien sûr, que je vous dégrade et vous envoie dans une cale pénitentiaire.
— Vous n'oseriez pas, Mac Mordan.
— Méfiez vous, Sullivan, je suis très joueur. Et en ce moment, j'ai beaucoup d'atouts en main. Je ne compte pas rester les bras croisés à obéir à un geignard dans votre style. Il me serait très facile de nommer quelqu'un de plus serviable à votre place.
Je marquais une pause, il me fixait, furieux.
— La Confédération n'aime pas beaucoup les dissidents ces temps-ci. Soyez assuré de mon intransigeance sur ce point.
Pris à son propre jeu, celui d'un honneur mal placé, il dut se résoudre à battre en retraite avant d'être trop esquinté. Un silence de plomb était retombé sur la navette qui nous abritait. Personne ne réagit, je décidais de continuer à mener le match. Je me sanglais dans mon siège, au côté du pilote et de son copilote, aussi muet que le reste de l'équipage. Quelques timides murmures commencèrent à perler comme les gouttes tombant du plafond d'une grotte. Un filet sonore où sourdait la peur, et où, avec délice, je découvrais les premiers jalons de mon autorité sur le groupe. J'avais gagné la première manche.

Comme une délivrance, le premier choc de la navette contre la stratosphère d'Alioth-Vinci résonna et secoua la navette avec force. Quelques officiers affichèrent des regards inquiets, se cramponnant comme des enfants aux sangles de leurs sièges respectifs. L'air enflammé illumina les hublots, tandis que les tressautements allaient crescendo. Je restais stoïque, ne manquant de jeter un œil sur Cyrill , assis juste derrière moi. Lui aussi semblait prendre un plaisir vicieux à observer la situation, à dévisager cette bande d'officiers si nobles dans les réunions préparatoires, mais si peureux lorsque la réalité du terrain les rappelait à l'essence même de cette guerre. Servir le Dieu-Machine en asservissant une espèce exogène, voilà ce que nous demandait simplement le Très Saint Magister. D'aucuns ne fanfaronnaient plus. J'étais persuadé que la plus grande majorité d'entre eux auraient rebroussé chemin, s'ils avaient pu. Les visages concentrés sur autre chose que la violence de l'entrée atmosphérique étaient rares. Je notais que seuls les plus jeunes discutaient avec ceux qui se trouvaient autour d'eux, souvent des capitaines et des lieutenants fraîchement nommés, mais le cœur rempli par le sens du devoir et l'envie de servir. Ceux-là seraient des alliés, si l’appât du pouvoir ne les pervertissait pas avant.
La navette fit une embardée. Le pilote jura entre ses deux, je sentis son corps de cyborg se tendre, tandis qu'il redressait doucement le nez de l'appareil. Un nouveau choc nous secoua. Sullivan ne put tenir sa langue.
— Le pilote serait-il incapable de nous emmener sur la terre ferme ?! Si nous arrivons entiers, je vous rétrograde ! Hurla-t-il pour couvrir le tumulte ambiant.
— Bouclez là, Garry !
— Capitaine Mac Mordan…
Il blêmit. J'avais brisé son honneur quelques minutes auparavant. Et maintenant, je le brisais définitivement, face à ses subordonnés. Je contestais les ordres d'un amiral, moi, simple capitaine-inquisiteur. Je me délectais du moment, préférant ignorer les conséquences. Puis je me détendis. Il n'y aurait aucune conséquence. Personne n'avait intérêt à ce que cette scène soit connue, que son récit s'ébruite et filtre.
— Major, déclarai-je en m'adressant au pilote, concentrez vous uniquement sur votre vol.
— Sans vous offenser, capitaine.
— Ce n'est pas le moment, je sais.
Et je soupirais. Il avait déjà fort à faire pour que je lui rappelle l'importance de sa mission. Il se contenait, mais il obéirait aux ordres. Sullivan avait beau être la pire ordure présente à son bord, il ne pourrait pas le tuer. Comment aurait-il pu concevoir s'opposer à son supérieur hiérarchique ? Ma remarque avait été stupide dans l'absolu. Mais elle enterrait un peu plus Sullivan. Celui-ci faisait presque peine à voir. J'en tirais une jouissance froide.

Le climat d'Alioth-Vinci se présentait comme une réplique plus froide de ce qu'on trouvait sur Terre. Pas de grands déserts chauds, mais de gigantesques steppes tempérées, vallonnées, couvertes d'une herbe grasse, s'étendant sur des milliers de kilomètres. Parfois, des forets de pins odoriférants grands comme des buildings et aussi vieux que l'empire d'Alexandre se dressaient, s'appuyant contre des massifs montagneux sculptés par la glace et le vent. Souvent, la pluie se mêlait au tableau. Les points les plus secs du globe étaient aussi les plus froids. Les calottes glaciaires descendaient jusqu'à des latitudes semi-tempérées, produisant un important effet d’albédo, diminuant davantage la température de la planète.
Et au milieu de ce paysage simpliste, des cités s'étaient établies. Une dizaine constellaient la surface de la planète, la plupart en bordure d'océan, d'autres auprès des grands cours d'eau. Avec étonnement, nous découvrions des architectures similaires, harmonisées. Grands cercles concentriques organisés autour d'une place carrée gigantesque, inhumaine, la cité déployait la monumentalité de ces constructions, frôlant les premières couches nuageuses. Verticales aberrantes d'un matériau proche du béton, des surfaces vertigineuses alvéolées d'une infinité de fenêtres, toutes concentriques, sur ce doigt géant, provocateur, qui s'élevait vers le ciel. Un défi aux dieux, à la pesanteur, à la nature. Un défi qui tenait et un mystère qui apparaissait. Et puis doucement, les constructions décroissaient régulièrement vers la périphérie des cités. Les ovoïdes des premiers gratte-ciels devenaient graduellement plus râbles, immeubles puis maison aux formes arrondis, curieuses. Au-delà encore, la nature reprenait ses droits, brutalement. Pas une terre ne semblait cultivée.
Et plus étonnant encore, pas un habitant ne semblait s'activait dans la cité vers laquelle nous nous dirigions.
La navette décrivait des cercles de plus en plus étroits, notre vitesse se stabilisait aux alentours des deux kilomètres par seconde. Le pilote avait retrouvé son calme. Pas moi.
— Capitaine, commenta-t-il, il n'y a personne là dessous. C'est comme si la ville était déserte. Non… Attendez. C'est plutôt comme si tous les habitants étaient…
— Partis, conclus-je. Comme si tous les habitants étaient partis.

Les sept navettes de cette petite armada se posèrent sans encombre au centre de l'immense place. Un vent âcre chassait de sombres nuages, quelques gouttes s'écrasèrent sur les hublots des véhicules en pétillant. Le temps menaçait de virer à la pluie.
Alors qu'officiers et soldats sortaient et se réorganisaient en colonnes et lignes rigides, je guettais le soleil d'Alioth à travers les nuages. La chaleur froide de l'astre pesait sur l'atmosphère, prélude d'un orage au-dessus de ce cadre monumental. Mon regard se détourna très naturellement vers les colonnades impossibles qui ceinturaient le carré parfait de l'esplanade, vertige des verticales grises, ascendantes, aiguillons rigides qui soutenaient des façades constellées de fenêtres rondes, milliers et milliers d'ouvertures vers ce ciel indistinct, couleur d'automne. Pas un seul végétal ne s'accrochait à la pierre, et pourtant, les signes visibles du temps s'accumulaient. Des fissures discrètes, des grumeaux de stucs, le dallage noir et blanc qui s’éclaircissait sous la lumière d'Alioth, les joints fendillés, tous ces petits détails rendaient l'atmosphère plus palpable, plus antique, et d'une certaine façon, plus mélancolique.
L'absence d'êtres vivants confortait cette impression de vide. Dans l'écho du vent hurlant dans les vides, dans le gris incertain des nuages qui se mêlait à celui des constructions vertigineuses, dans la rectitude des perspectives désertes, ce manque grandissait. Plus que jamais, la vie semblait avoir fui la ville.
Durant de longues minutes, chacun demeura dans cette contemplation respectueuse. Cyrill s'approcha, mais n'entama pas la conversation. Tous attendaient. Tous m'attendaient. Mais j'étais aussi perdu qu'eux.
Sans crier gare, la solution vint de ces ruines à peine décrépies. La silhouette longiligne se dessina entre les fûts de deux colonnes cylindriques, segment minuscule d'étoffe rouge, visage épais comme la tête d'une épingle, point gris surgissant du néant. Notre hôte s'avança, noblement, avec une lenteur si belle et si pure qu'il paraissait voleter au-dessus des carreaux bichromes. Cinq cent mètre, sa taille n'augmentait pas. Deux cents mètres, sa grandeur ne dépassait pas celle d'un pouce. Trois cent mètres, les premiers détails de son anatomie se révélaient. Quatre cents mètres, la gravité atone de son visage me stupéfiait. Cinq cents mètres, il ne se trouvait plus qu'à quelques pas de notre position. La distance respectueuse qu'il nous laissa en s'arrêtant ainsi le rendait à peine plus palpable. Les plis de son vêtement, une toge constituée d'un tissu épais et raide comme du coton, ne se laissaient pas ballotter par les à-coups du vent. La pluie menaçante semblait s'éloigner. Silence glacial, que son regard doré peinait à dissiper. Un nez comme une pyramide habillait son visage plat, morne, sans ride ni ridule. Un front haut, comme infini, une bouche aussi fine qu'une zébrure sur une porcelaine, sans lèvres, des traits plus fuyants qu'affirmés. Et le reste du corps plongé dans ce tissu, d'où sortaient deux bras filiformes.
La main gauche se crispa. Six doigts longs d'une vingtaine de centimètres se tendirent vers nous, et se repliant doucement, sans hâte. L'expression terriblement neutre de son visage ne changeait pas. J'en déduisis rapidement qu'il nous invitait. Et sans attendre une forme de réponse de notre part, il fit demi-tour, sa lente démarche sublimant la place, comme si la présence de ce seul être vivant avait suffi à repeupler cette cité morte.

— Je n’aime pas ça, Gregor.
Cyrill , suspicieux et sombre, m’emboîta le pas sans se poser plus de questions. Moi non plus, je n'aimais pas ça. Plus qu'une barrière, un gouffre nous séparait. Soixante-dix-huit humains ou apparentés d'un côté, une créature anthropomorphe de l'autre. Cinquante mètres entre les deux, et toujours cette sensation étonnante, presque nauséeuse, de savoir qu'aller plus avant, franchir l'espace dégagé de la place pour aller sous les colonnades, s'embrancher dans un escalier en albâtre aux dimensions écrasantes et poursuivre un chemin dans des couloirs en demi-pénombre n'était pas la meilleure idée possible. Il aurait fallu attendre. Contacter des tacticiens stationnés sur les croiseurs, prendre le temps de reculer, de réfléchir. Le temps avait tout d'un luxe dans cette situation. Un luxe où la pauvreté de nos choix pouvait sembler parfaitement ridicule, si tragique et totalement dramatique pourtant. Il avait fallu décider. Prendre ce risque insensé. Aller caresser du bout des doigts l'hypothèse du piège, de la mort aux relents de secret, suave fraîcheur de la pierre enterrée que nos bottes foulaient, que nos regards embrassaient, que nos esprits interprétaient.
La créature tourna dans un boyau plus étroit et long d'une dizaine de mètres. Le choc de sa disparition fut aussi bref que ce qui nous attendait dépassait l'entendement. Car après la rectitude de la place et la noirceur étouffante des couloirs, la vue d'une coupole stupéfiante, immense, nous prit à la gorge. Nous volions de surprise en surprise.
La rencontre se révéla purement formelle. L'aliothin qui nous avait conduits sous la gigantesque voûte s’éclipsa, laissant un membre tout aussi bien vêtu et paré de bijoux clinquants s'incliner face à nous, baiser le sol à nos pieds, nous fixant silencieusement. De longues secondes, je fixais le visage empreint de gravité, l'absence de sourcil ne masquant pas l'émotion qui brillait au fond des prunelles. Et puis, comme une évidence, je lui tendis la main. Il sembla surpris, mais ne recula pas. Avec crainte, il l'observa, hésita à la toucher, avant de la frôler, de la soupeser. Je l'ouvris à nouveau, un moment de crainte plana sur son visage, et il comprit que je voulais simplement le saluer. Il s'approcha à nouveau, et la saisit correctement. Je lui adressai un sourire franc, et comme seule indication, je pointai ma pince vers moi, et déclarai le plus chaleureusement possible.
— Gregor.
Il lâcha ma main, s'enhardit, toucha délicatement mon torse sans appuyer, avant de répéter. Il comprit rapidement l'exercice, et se désigna à son tour.
— Kojful.
La voix était aussi légère que celle d'un enfant. Un timbre chaud et doux, une caresse à l'oreille, presque un poème. Je mémorisais l'intonation, la place des voyelles, la signification temporaire du terme. Avec prudence, le long et patient travail de traduction démarrait ici même. J'espérais pouvoir établir une relation verbale aussi rapidement que possible.
Je sous-vocalisai, et appelai un des officiers qui se tenait en retrait. À ma demande, il se rapprocha, conscient de sa tâche. Il savait que cela devait arriver. Un traducteur devait être désigné, et pour quelques jours, devrait rester seul, parmi les aliothins. Il avait accepté sans brancher, conscient des risques. Mais à notre plus grande satisfaction, le premier contact s'était déroulé sans anicroche. Le traducteur, un lieutenant du nom de Müller, s'avança d'un pas, se positionnant au même niveau que « Kojful ». Maladroitement, il déclina à son tour son identité. L'aliothin sourit, comme en réponse, mais l'expression semblait figée, comme apprise, trop scolaire pour être spontanée. Les mimiques ne semblaient pas naturelles pour ce peuple.
Un éclair passa dans le regard de notre hôte. Il répéta son nom, Kojful, avant de se retourner, et main tendue, de décliner à nouveau ce mot. Ce n'était pas son nom, mais celui de son peuple.
Doucement, je reculai. Müller et l'autochtone se regardèrent. Il était temps pour le reste des hommes de nous retirer. Un grand pas avait été franchi, et à chaque jour suffirait sa peine. Aucun soupçon ne devait planer sur les aliothins.

Il s'écoula une quinzaine de jours. Müller nous faisait régulièrement état de ses avancées, et discutait avec l'équipe de cybernautes de la marche à suivre. Les aliothins envisageaient d'envoyer un relai dans nos rangs, mais d'après ce qu'avait pu comprendre le lieutenant, ils craignaient que la démarche ne soit bien plus longue. Ils savaient que l'officier était un hybride, et que son système nerveux pouvait enregistrer une quantité très importante de savoirs. Ils avaient conscience de notre technologie, de nos armes, de nos systèmes de transports transpatiaux. Et soudainement, cela les inquiéta.
Müller m'informa que les aliothins souhaitaient que nous les rencontrions. Son ton n'avait rien de bien inquiétant, mais sur l'holo de son visage, je devinais les traits de l'inquiétude et de la fatigue.
— Pourquoi maintenant, lieutenant ?
— Si j'ai tout suivi, mon capitaine, ils disent que nous sommes prêts à les voir.
— Comment ça, « ils » ?
Il s'éclaircit la gorge, détourna son regard vers la droite, puis la gauche. Son implant oculaire droit vira au violet.
— Il y a… une autre forme de vie intelligente, mon capitaine.
— Une autre forme de vie que les kojfuls ? Müller, vous plaisantez.
— Absolument pas, mon capitaine.
— Et nous serions passés à côté d'eux ?
— En toute logique. Mais si nous sommes prêts maintenant, peut-on en déduire que les kojfuls les protégeaient ?
— Très pertinent, lieutenant… Ce qui m'intrigue, en revanche, c'est pourquoi. Pourquoi les kojfuls protégeraient-ils cette autre race ?
— Je n'en sais pas davantage pour le moment, mon capitaine. J'en suis réduit à construire des hypothèses.
— Comme nous tous ici, lieutenant.
Un sourire malicieux s'égara sur son visage. Il reprit.
— Je serais fixé dans la journée. Je dois être introduit face à leur chef, en gage de paix et de sécurité.
— Le nom de ce chef ?
— Sauf erreur de ma part, son nom est Inuë. Noble Seigneur de la Grande Meute de Naneyë.
— Joli titre. Un peu étrange, juste ce qu'il faut d'exotisme. Et savez-vous à quoi ressemble-t-il ?
— Les images de l'autre espèce sont proscrites. Les kojfuls en parlent avec beaucoup de respects. Apparemment, ils considèrent cette race comme leur seigneur. Une forme de symbiose inter-espèce, mais davantage basée sur un système de castes.
— Les cybernautes sont au courant de la nature de ces informations.
Il acquiesça.
— Très bien. Lieutenant, je veux être mis au courant de la situation le plus tôt possible après cette entrevue. Je sais que vous demande un petit risque supplémentaire, mais si vous pouviez conserver en mémoire quelques clichés de ce… Inuë, cela nous sera très utile.
— Sauf votre respect, j'y avais pensé, mon capitaine.
— Parfait. Dans ce cas, permettez-moi de vous adresser aux bons soins du Dieu-Machine.
Il hocha la tête, me salua sobrement, et l'holo s'assombrit, jusqu'à ne plus former qu'un mince filet de lumière bleuté.

Le retour de Müller effaça les dernières craintes qui subsistaient. L'entrevue était un succès complet. La rencontre avec Inuë avait débouché sur une autre rencontre, pas simplement avec le lieutenant mais avec une partie de la délégation confédérée, dès le lendemain.
Le temps était soudainement devenu un luxe, mais nous nous étions préparés à l’éventualité d'une accélération de nos relations. J'avais profité de la nuit pour revoir les arguments que j'utiliserais pour tenter de convaincre le chef de joindre ses hommes aux nôtres, ou tout du moins une partie de ceux-ci. Mais comme toujours, la réalité se révéla bien plus étonnante.
Le jour tombait curieusement sur la planète. L'étoile s'annonçait longtemps, très longtemps avant sa venue. L'atmosphère se parait de couleurs invraisemblables, de teintes vertes tièdes, de rouges profonds, de volutes incandescentes qui descendaient des cieux jusqu'aux plus hautes montagnes entourant la cité. Des heures durant, l'aurore chamarrée se noyait dans l'air encore frais, avant que, d’une lenteur royale, l'étoile n'embrase la ligne déchiquetée de l'horizon. L'entrevue était fixée à une heure de ce spectacle, au sein de la coupole. J'avais revêtu la plus lourde des mes capes, un cybernaute s'était occupé une bonne partie de la nuit de faire reluire comme du vif argent le métal qui dévorait mon visage et mes avant-bras. Les insignes de capitaine et d'inquisiteur portés haut sur le vêtement, je ne cachais pas ma fierté. J'avais passé en revue la petite troupe, les avais remerciés pour leur fidélité. Et sans cri, sans mots, nos pas nous portèrent de notre camp de fortune ouvert aux étoiles au gigantisme d'un dôme rempli de mystère.
Müller patientait. Son visage suintait la fatigue, ce qui ne l'empêcha pas de sourire en nous voyant. Pas de guide kojful cette fois-ci, seul notre bon sens pour nous guider jusqu'au centre de la coupole, qui luisait d'une lueur violacée assez vive. Étrangement, c'est la surface même de la structure qui brillait de cette lumière presque solide.
Je détournai mon regard vers le fond de l'espace couvert. Cent cinquante mètres plus loin, un lourd trône de pierre avait était installé. Une foule d'aliothins se pressaient autour, tandis que le seigneur de cette assemblée restait impassible, nous fixant avec un mélange de lassitude et de curiosité. Plus nous avancions, plus je tentais de me raisonner. Les retransmissions holo du lieutenant étaient improbable, mais ce que je pouvais à présent voir de cette race intelligente dépassait ma compréhension.
Une fourrure blanche le couvrait des pieds à la tête. Une couronne d'or ciselé en motifs végétaux trônait sur son crâne, tandis que ses yeux, deux atolls sombres au milieu de cette blancheur, nous scrutaient avec un intérêt de plus en plus évident. Il passa une main griffue sur son mufle, ses babines noires s'étirèrent, tandis qu'il bâillait, grognant et dévoilant une denture carnassière. Un filet de bave coula, il l'essuya promptement. La comparaison était trop simple et trop claire, mais la seule image qui le décrivait parfaitement était celle de l'ours polaire. Un plantigrade engoncé dans une armure d'apparat, en métal damassé qui lançait selon son orientation de curieux rayons multicolores. Un kojful et se courba avec révérence, en lui tendant une sorte de sceptre. Il marmonna des paroles incompréhensibles, l'humanoïde se retira.
Müller se rapprocha de moi.
— Je vais demander l'autorisation de lancer l'échange, murmura-t-il.
Silencieux, je hochai la tête. Il s'avança vers le trône, avant de s'incliner avec le même respect que l'aliothin et de parler dans ce langage guttural et grave que je ne pouvais pas comprendre. Malgré l'échange d'informations quotidien qui animait les soirées de Müller et d'une partie des cybernautes de l'armada, les clefs de ce langage restaient encore trop floues pour émettre des systèmes d'apprentissages rapides, basés sur des règles strictes. Nous ne pouvions donc nous en remettre qu'au lieutenant, qui comprenait très bien l'enjeu de sa position.
Lorsqu'il revint vers nous, je sus très rapidement que tout allait commencer. D'un signe de tête, il me fit avancer vers lui. Une trouée se précisa dans les rands des kojfuls, une allée dans la masse des corps se dessina jusqu'au pied du trône. Nous nous sommes avancés de concert, pour nous arrêter face au chef naneyë. Müller s'inclina, tandis que pour ma part, je me contentais de hocher la tête, en signe de salut. Des paroles furent échangées entre mon subordonné et notre interlocuteur, après quoi Müller reprit.
— Inuë, Le Noble Seigneur de la Grande Meute de Naneyë est honoré qu'homme des étoiles soient descendues du ciel afin de la saluer. Vous êtes son obligé, et sous sa protection, entama l'officier.
— Le plaisir est partagé, assurai-je, et c'est moi qui me couvre de son honneur. Dites-lui bien que nous venons en paix.
Nouvel échange entre le lieutenant et le plantigrade. J'attendais patiemment. Une ombre passa sur les traits de l'officier.
— Inuë comprend très bien la raison de notre visite, capitaine.
— Je vais être extrêmement vulgaire, mais dans ce genre de conversation, la clarté est de mise. Je ne suis hélas qu'un homme, et j'ai besoin de davantage d'explications.
Le lieutenant s’exécuta. Le Naneyë avait beau grogner, son ton semblait courtois, calme, totalement maîtrisé.
— Les aliothins savent que des missions orbitales surveillent la planète depuis une décennie environ. Ils en étaient même devenus impatients de savoir pourquoi. Lorsqu'ils nous ont vu débarquer, ils sont scrutés l'orbite de Vinci, et ils ont vus les croiseurs. Ils savaient que la force en puissance pouvait les plier à leur guise. Par crainte, Inuë a demandé à ce que l'on cache les femelles et les jeunes, loin sous Terre. Lui même a attendu, laissant les kojfuls, le peuple ami depuis longtemps, faire le premier pas dans ce contact. Et quand il s'est assuré que rien ne pourrait nous faire obstacle, il a décidé de vous laisser venir. La planète est ouverte.
— Comprend-il aussi que nous ne voulons pas de guerre inutile ? Ajoutai-je.
Les coupures dans notre conversation s'éternisaient davantage.
— Il sait très bien ce que représente le poids d'une guerre. Il dit aussi que son peuple ne possède aucune arme, tandis que nous avons les moyens de réduire en cendre la planète, et de détruire son espèce ainsi que sa civilisation. Il a parlé d'un concept trop vague pour que je puisse parfaitement le cerner… Une forme d'abandon.
— Un abandon de sa volonté ?
— C'est beaucoup plus compliqué, capitaine...
Le chef naneyë s'impatienta, et souffla.
Il marmonna dans cette langue lourde, presque organique.
— Il exige des garanties, capitaine, ajouta Müller.
— Quel genre de garantie ? Questionnai-je.
Le cyborg marqua une pause, avant de reprendre, visiblement perplexe.
— Aucun mal ne doit être fait aux plus jeunes d'entre eux. S'il pratique le rani, il le fait au nom de ses descendants. D'une certaine façon, il sacrifie la liberté de ses descendants pour que le peuple naneyë puisse continuer à vivre. Il craint que nous ne soyons sensibles à ce qui leur tient à cœur.
— Et pour eux, qu'est-ce qui peut être si important ?
Le chef extraterrestre demanda au lieutenant de traduire. Un échange doux, presque musical suivi. Je vis perler des larmes au coin des yeux du plantigrade.
— Leur Histoire, leurs Arts, capitaine. Toute leur civilisation a abandonné la technologie du voyage spatial pour se recentrer. Et tout ce qui leur reste de leur grandeur, de leur fierté, c'est ça.
Je hochai la tête, en signe de compréhension. Ruiner des millénaires de progrès artistiques ne risquait pas de m'apporter des avantages. Et quand bien même l'Art demeurerait un champ d’intérêt relativement minime pour la Confédération, je me devais d'être le garant du peu de savoir qui restait vivace sur cette planète. Doucement, j'ai soupiré . J'ai fixé le Naneyë droit dans les yeux, et j'ai repris.
— Le Dieu-Machine est sensible à l'Art. Rien ne sera détruit. Les artistes, les musiciens, les scientifiques mèneront la vie qu'ils ont toujours menée. Dites à Inuë, Noble Seigneur de la Grande Meute de Naneyë, que je lui donne ma parole.
L'échange fut plus bref.
— Capitaine, il me demande ce que vous comptez faire, concrètement.
— Laisser les femelles et les jeunes sur Alioth. Lever mille mâles, les faire venir sur Terre et les convertir, pour que le destin des Hommes et des Naneyë soit à tout jamais lié. Leur transmettre notre savoir, et eux nous apprendront tout ce qu'ils maîtrisent en retour.
Müller retranscrit soigneusement mes paroles. Inuë hocha la tête, me fixa, et se décida à descendre de son trône. Lentement, avec des gestes précis, il s'avança. Haut de trois mètres, il dominait tous ceux présents sous la coupole, Kojful y compris. Ses pas ne manquaient pas de souplesse, et comme dans une danse, ils marquaient un rythme. Noble, vigoureuse, la signature d'un chef traçait son sillon dans le sol de schiste.
— Capitaine Mac Mordan, articula-t-il distinctement, non sans difficultés.
Il s'approcha davantage. Ses genoux ployèrent, il écarta les bras, avant de s'incliner, le front jusqu'au sol, et se redressa avec assurance.
— Capitaine Mac Mordan, je me soumets. Mon peuple fera le rani en l'honneur de vos Maîtres.
Chaque mot était haché. Sa voix se muait en une cascade puissante et rocailleuse. Et le sens de ses mots, plus que tout, me donna entière satisfaction. Oui, nous avions gagné, mais sans violence. Le Dieu-Machine triomphait sans mal de la différence. Un sentiment de plénitude me remplit, et je contenais avec difficulté mon émotion.
— Noble Seigneur, entamai-je. Votre courage parle en votre faveur.
Il se releva complètement. Il donna plusieurs consignes, Müller écoutait attentivement.
— Inuë exige de prendre toutes les dispositions nécessaires à la transition.
— Naturellement. Quel temps estime-t-il nécessaire pour cela ?
— Environ quinze jours, capitaine.
— Il les aura.
Le plantigrade grogna, avant d'incliner à nouveau la tête.
— Il souhaite être le premier Naneyë à vous servir. Il écoutera vos ordres, car à présent, il vous considère comme son chef spirituel. Il dit aussi que l'Homme des étoiles possède un corps étonnant.
Je ne pus réprimer un sourire de satisfaction.
— Alors, Müller, répondez-lui simplement qu'il sera aussi le premier Naneyë à en avoir un semblable.

Ce ne furent que dix longues journées après cette rencontre décisive que la dimension de ce premier contact extraterrestre se révéla véritablement. Inuë, en bon chef de clan, avait conclu les affaires courantes de son peuple avec tact et rapidité. Aucuns des confédérés n'auraient alors était en mesure d'estimer la fiabilité du système politique qui existait chez les Naneyë depuis des millénaires. La féodalité qui liait les sujets à leur suzerain s'exprimait d'une façon aussi discrète que ténue, le respect s'étant affranchi de la peur. Une lucidité effrayante couvrait leurs actes, du plus simple repas quotidien aux hommages qu'ils avaient rendus à leurs divinités, la veille de ce dixième jour.
Inuë avait une descendance conséquente. Logiquement, il désigna son fils aîné pour assurer la charge de son peuple durant son absence. Il ne savait pas combien elle durerait, mais sa certitude de revenir fouler sa terre natale ne pouvait être mise en doute. Une foi ancienne, viscérale, le liait à la cité souterraine. Lorsque la nuit arriva, une nuit longue et découverte qui laissait à voir la profondeur du ciel, absorbant le regard dans la contemplation du vide et la sensation incomparable de tomber dans le firmament, le chef se retira dans ses appartements. Le mystère de ces dernières heures demeura complet, et la seule chose qui filtra de ses pénates, ce furent quelques objets rituels qu'il tenait à conserver avec lui. Un pendentif en argent, ciselé autour d'une turquoise de la taille du point. Il la serra avec affection dans une de ses énormes mains, ses yeux humides se refermant comme une prière silencieuse vers cet objet intriguant.
Lorsque je m'étais approché, il s'était vivement retourné. Le masque d'indifférence qui couvrait son visage d'ours se referma, et il se contenta de hocher la tête, avant de me suivre.
— Capitaine, entama-t-il avec cet accent toujours marqué, mes hommes viennent aussi.
Inutile de protester. Une dizaine de naneyë mâles attendaient dans son sillage, presque trop grands entre les murs des couloirs souterrains. Des scientifiques, du moins, ce qui s'en approchait le plus. Müller avait questionné ces individus, et en avait déduit logiquement qu'ils se portaient garant d'un savoir ancien, presque mort, et qui subsistait dans des bases de données dont le décryptage serait très long. Si ce n'était la perspective de redécouvrir de précieux moyens de voyager en s'affranchissant du temps et de l’espace, nul doute que toute cette connaissance aurait définitivement périclité. Il en fut tout autrement.
Ce ne furent que dix longues journées après cette rencontre décisive qu'Inuë se déclara prêt. La fatigue abîmait son visage, ses yeux noirs respiraient tant l'impatience que la lassitude. Son accent, terrible hachure qui écorchait les mots avec une conviction née du désir d'apprendre, se répercutait dans les couloirs tristes et gris de l'Aube.
Techniquement, l'intervention ne devait pas être un réel problème. Certes, les pièces de l'armature de son nouveau corps devaient être usinées, les proportions des moteurs revus, et même la taille du réacteur à fusion qui devrait trouver sa place au centre de son torse. Mais les cybernautes avaient abattu un travail harassant durant la courte période du chef à son peuple, à son monde ; lorsqu'Inuë monta à bord du croiseur, tout était terminé. J'avais personnellement remercié l'équipe de techniciens, qui s'étaient montrés d'une aimable humilité, se contentant de m'assurer leur fidélité au Dieu-Machine.
Inuë n'avait pas eu peur. Traverser les sas et les longs corridors argentés, engoncé dans son costume d'apparat aux nuances d'or et de pourpre entrelacé en un savant assemblage qui oscillait au rythme de ses pas, relevait d'un parcours initiatique tout en silence de nos voix, et du bruit vivace de mon corps, de ses pas, de son souffle. Inuë n'avait pas peur, mais l'impatience qu'il peinait à contenir le rendait nerveux, étrangement expressif en regard de son laconisme habituel.
— Capitaine, articula-t-il alors que nous franchissions le sas séparant la salle d'opération du couloir, vais-je souffrir ?
— La douleur est un élément néfaste, Noble Seigneur.
Il hocha la tête.
— Si tel est le désir de vos Maîtres, capitaine, je m'y plierais. Mais la douleur n'est pas l'ami du mort dans la Grande Meute de Naneyë. C'est la… preuve… de la vie, capitaine. Ce n'est pas un ennemi, mais une amie nécessaire.
— Voulez-vous que je fasse supprimer les antalgiques, Noble Seigneur ?
Il haussa un sourcil.
— Je ne comprends pas ce mot, capitaine.
L'idée même de soulager tout mal physique était inexistante dans le peuple naneyë. Il n'y avait donc aucune surprise au fait que le sens même des mots de soulagement, de délivrance, et plus simplement d'analgésie et d'antalgie ait un sens. Je m’arrêtai un instant, le fixai, calculant chacun de mes mots avec délicatesse.
— Voulez-vous souffrir, Noble Seigneur ?
Il secoua la tête. Sa fourrure ondula doucement.
— Mon peuple fait le rani. Il suit vous règle, et moi aussi. Je suis votre semblable, capitaine.
— Alors vous n'aurez pas à ressentir la douleur du changement, Noble Seigneur.
— Bien.
Il se mura dans un silence parfait. Même lorsque les cybernautes s'approchèrent de son corps immense, il resta plus muet qu'un tombeau. Ils le déshabillèrent avec déférence, le laissant nu dans cet antre éclairé de mille feux, rempli de technologie et d'odeurs éthérées, où la douceur des gestes précédait la violence des actes. Les cybernautes le firent s'allonger sur le lourd plateau du champ opératoire, tandis que le major Asweltorf rentrait discrètement dans la pièce. De puissants sédatifs furent administrés au chef extraterrestre, et tandis qu'il chutait lourdement vers un sommeil sans rêves, je me tenais à sa tête, lui confiant quelques mots aussi simples que nécessaire.
« Je veillerais sur vous, Inuë ».
Ses paupières s'agitèrent, son impressionnante musculature se détendit, il s'endormit en un instant. Pendant de longues minutes, rien ne se passa vraiment. Asweltorf me salua avec sécheresse, comme à son habitude, donnant directives strictes et conseils avisés à ses subordonnés. Pendant de longues minutes, les mots fusaient, les corps s'agitaient frénétiquement autour de la carcasse atone du Noble Seigneur. Et singulièrement, en un instant, tout débuta.
Le hurlement hystérique des scies chirurgicales donnait le change aux grosses giclées de sang frais qui tachaient la belle fourrure d'Inuë. Pendant vingt minutes, le spectacle indigne d'un corps découpé vivant occupa les esprits. Dans le remugle des tripes déchirées, des muscles éclatés, des os brisés, peu d'humanité subsistait. Un écran d'indifférence nous protégeait de la folie de nos propres actes. Même si le résultat valait ce sacrifice, le chemin n'en demeurait pas moins rude, sordide, cruel.
Les restes sanglants, toujours vivants, furent lavés avec précaution. Avec un rythme de chef d'orchestre, Asweltorf commandait, des mots simples et précis, qui liaient sereinement la vie de l’extraterrestre à son nouveau corps. Une colonne vertébrale aussi épaisse qu'un poing bien serré vient trouver sa place, suivit d'un bassin aux formes arrondi, miroitant sous l'éclat des projecteurs médicaux. Deux bras, deux jambes, que l'on vissa avec précaution. Son cœur disparu fut remplacé par l'éclat blafard d'un générateur plasma beaucoup plus gros que celui qui battait dans mon propre corps. Des servomoteurs et divers systèmes cybernétiques remplirent les espaces vides. Deux énormes épaulières vinrent coiffer ses bras, frappés aux armes de la confédération, tandis qu'en lieu et place de sa main droite fut installée une pince semblable à la mienne, hormis par sa taille. Sur son visage placide, l’œil droit, la mâchoire du côté équivalent, une oreille, et plusieurs dents furent substituées par des implants neufs, étincelants, qui s'animaient de leurs vies propres lorsqu'ils trouvaient leurs emplacements définitifs. Lentement, très lentement, son corps reprenait substance dans la réalité, tandis que son esprit attendait avec sagesse l'instant propice à son retour. Pendant de longues heures, l'agitation perpétuelle bourdonna à mes oreilles comme l'essaim de mouches moqueuses, méticuleuses, voletant sur les restes d'une civilisation éteinte.
Asweltorf suspendit ses mouvements. Tout le monde l'imita. Les mots étaient inutiles.
— Est-il prêt, major ? Questionnai-je pour la forme.
— Il n'attend plus que vous pour revenir, capitaine.
Mon rôle d'Inquisiteur se dessina au fond de mes pensées. Avec le sentiment de jouer contre la Nature, je m'approchai de sa nuque désormais métallique, et y plantait avec une détermination flegmatique le dard aiguisé de la sagesse.

Son monde n'appartenait qu'à lui. Les couleurs figées en notes de musiques, chatoyantes et intelligentes, virevoltaient avec grâce dans le plasma informe de l'apesanteur. Inuë se tenait là, au milieu de ce grand calme, débarrassé des contraintes de sa mission, de son rôle. Plus maigre, plus jeune aussi, le regard apaisé par la sagesse, il attendait.
En surgissant ainsi dans son univers, j’emportai avec moi les hautes silhouettes de New York. Les buildings surgirent comme des mats, vicieux et affûtés, se redressant dans une brume rosée, douceur d'un soir d'été que le soleil transperce sans joie, porté par le bruit des cœurs de la cité morte. New York flottante, les gratte-ciel se rencontrant mollement dans une valse de plusieurs centaines de mètres de hauteur, des parvis arrachés tenant le ciel en otage, les lampadaires et des taxis en embuscade au soixante-dixième étage, près des oiseaux, près des rêves et des comptines d'enfants.
Inuë se retourna. Il avait compris que j'arrivais. Il n'ouvrit pas la bouche, les mots salissaient toujours autant ce monde, cet échange unique, universel, intime et absolu. Il se retourna donc, vers moi, une stupeur à jamais jeune dans les yeux. Plus de capitaines, plus de cyborgs, seulement le souvenir du corps frêle encore assoiffé de vie, encore jeune, encore tendu par l'amour. Le corps d'avant Johan, le même pantalon de toile, la même chemise dégrafé. Les pieds nus, les cheveux ondulant doucement sou le coup d'un vent imaginaire, onirique, qui charriait les couleurs et les bruits vers l'origine du monde. Immobile, je me retrouvai pourtant en un instant face à lui. Il m'attrapa avec une rapidité insoupçonnable, me coinçant, dans ses longues griffes et la voluptueuse douceur de sa toison.
— Capitaine, où sommes-nous ?
— Noble Seigneur, dans mon univers. Dans mon univers et dans celui qui fut à l'origine de mon monde, tel que tu l'as vu. Dans un niveau du Rezo.
— Les humains partagent leurs rêves ?
— Pas seulement les rêves, Inuë. Mais aussi les espoirs, les craintes, les connaissances, les peurs, les souvenirs. Tout navigue, tout prend forme ici. Et ce que tu vois n'est que la partie la plus superficielle de ce système.
— L'Esprit Mère. Capitaine, vous me faites un grand honneur de ce présent. Je m'en souviendrais, et moi aussi, je veillerais sur vous.
— Accepte seulement de partager avec moi, avec nous, Inuë.
— refuser serait stupide, capitaine.
Je souris. Il relâcha son étreinte, grogna avec force. L'écho fit trembler les murs, les vitres explosèrent. Le bruit sordide des fissures éclatant le béton des façades se répercuta dans toute la ville.
— Viens avec moi, Inuë.
Il prit ma main, le soleil brûla tout, et nous disparûmes.

Le retour fut simple. Je me débranchai du corps d'Inuë, admirant le travail fourni. Asweltorf me regarda, circonspect.
— Mac Mordan, pouvons-nous le considérer comme notre Frère, à présent.
Je hochai la tête.
— Il n’est pas différent de nous. Son cas est passionnant, mais il n'est pas différent.
Un sourire ironique détendit ses traits.
— Alors peut-être venons-nous d'un même monde.
— Peut-être, Major.
La table se redressa sur un signe de sa main. Inuë se réveilla d'un coup d'un seul, sans grimacer, sans ciller. L’Esprit de la Machine avait agi sur son corps, clarifié son esprit. J'étais certain qu'il avait accepté mon invitation.
— Capitaine ? Éructa-t-il ?
Voix puissante, teintée par le fil métallique du processeur vocal. Il déglutit, tenta un instant de trouver son air, avant de s’apaiser d'une manière presque mécanique.
— Je suis là, Noble Seigneur.
— Merci, capitaine.
— Merci d'avoir accepté la main tendue, Noble Seigneur, répondis-je en retour. Rien n'aurait été possible sans vous, sans votre courage, votre volonté de nous suivre.
— Je comprends mieux, capitaine.
Une expression de bien-être adoucit ses traits.
— Le Dieu-Machine m'a sauvé, en quelque sorte.
— Il nous a tout sauvé, Noble Seigneur. Et à présent…
Nouveau geste de la part d'Asweltorf, et les liens qui unissaient la table au corps d'Inuë s'effacèrent. Il tituba un instant, les mécanismes de son corps chuintèrent et s'ajustèrent pendant quelques instants. Il me fixa, avant de poser un genou à terre, et de baisser la tête.
— A présent, je suis le Serviteur éternel du Dieu-Machine. Je reconnais votre autorité, capitaine Mac Mordan, et je m'en remets à votre sagesse.
— Relevez-vous, Noble Seigneur. Votre loyauté sera un modèle, soyez-en sûr.
Il obéit, se redressant, dévoilant l'effrayante puissance de son corps. Haut de plus de trois mètres, son regard luisait de cette paix intérieure provoquée par les Conversions. Il ne l'était que partiellement, mais ce lien indéfectible que j'avais construit entre lui et le Dieu-Machine le rendait plus grand, plus impressionnant que ce qu'il ne l'était auparavant. Et cette force née de l'union d'un corps organique à celui de la cybernétique en avait fait notre semblable. Inuë, notre Frère, et l'exemple vivant de la puissance du Dieu-Machine, au-delà des limites de la Nature.

&#61558;Inuë avait plusieurs enfants. Dans la plus pure tradition d'un patriarcat ancré dans le socle intemporel de la société naneyë, seul son fils aîné avait été préparé pour lui succéder. Selon une série de rites initiatiques codifiés à l'extrême, il devait assurer l'intérim du pouvoir. Il s'en acquitta sans aucune difficulté.
Inuë respectait cet aîné, nommé Bethem, mais à mon grand étonnement, il ne lui apportait qu'une affection formelle. Son amour de père se portait vers le plus jeune de ses garçons, le dernier né chétif d'une fratrie complexe, bâtard conçu d'une épouse subsidiaire qui n'avait apporté au chef que quelques dots anecdotiques. Faible, l'enfant avait failli mourir plus d'une fois, et malgré l'âge adulte qui lui ouvrait les bras, il n'en demeurait pas moins fragile.
Inuë le protégeait avec autant de sagesse que de fougue. Il y voyait les reliques d'un temps qu'on lui avait interdit trop tôt, le symbole d'une liberté qu'il avait chéri sans pouvoir la vivre. Et ce fils si particulier devait, à son sens, trouver une voie hors de sa planète natale.
Ce fut ainsi que je découvris Flinn.
Inuë, à peine mécanisé et intégré au rang de la Confédération, avait sollicité mon accord pour le revoir. J'acceptais sans crainte, ne doutant pas un seul instant de sa loyauté. Il ne pourrait pas corrompre ce jeune naneyë et le pousser vers des projets de résistances ou de rébellion dérisoires. Pour être parfaitement, j'étais totalement persuadé de l'intelligence de mon nouveau frère d'armes pour pousser sa progéniture à rejoindre nos rangs.
La rencontre eut lieu à bord de l'Aube. Inuë avait doucement insisté pour que son dernier-né l'accompagne lors d'un de ses nombreux voyages entre la surface d'Alioth et le croiseur. Patiemment, j'avais attendu à bord, me livrant à des suppositions tantôt fantaisistes, tantôt plus sérieuses. Lorsque la navette qui transportait l'ancien chef Naneyë fut annoncée, et que son profil tout en angle s'écrasa dans les projecteurs holo du poste de commandement, l'impression désagréable que mon cœur faisait un bond dans ma poitrine me cueillit. Avec surprise, je constatais qu'Inuë lui-même menait la navette. Mécanisé depuis quelques jours à peine, il maîtrisait l'engin avec une aisance peu commune. Et lorsqu'il effectua les dernières manœuvres avant l'appontage, je décidai de déléguer à l'officier désigné ma tâche de commandant du vaisseau.
Mon pas frappait le sol avec rigueur. Les éclairages et les ombres jouaient sur mon corps avec la régularité d'un métronome. Pénombre, lumière. Pénombre lumière. Virage dans un couloir, ligne droite qui se tassait dans un point de fuite lointain, j'avançai, toujours. Les hangars se profilèrent rapidement, j’accélérai encore un peu.
Inuë avait effectué la sortie sans aucune gêne. Avec bienveillance, il aidait son jeune fils à sortir du sas de la navette en le guidant dans cette langue savoureuse qu'était la sienne. Doucement, le regard encore remplit de cette curiosité qu'on ne trouvait que chez les plus jeunes, le Naneyë s'avança vers moi, en suivant les traces de son père. Il se raidit, s'inclina doucement, balbutiant dans un anglais approximatif :
— Noble Capitaine, je suis heureux de vous rencontrer.
— Le plaisir est partagé, répondis-je en me fendant d'un léger signe de tête.
Inuë effectua un salut des plus formels, que je lui rendis, après quoi il me serra la main avec une chaleur non dissimulée.
— Capitaine Mac Mordan, voici mon fils, Flinn.
— Voilà une attitude qui vous honore, Noble Seigneur. Après en avoir si longuement entendu parler, je le vois, enfin.
Le jeune Naneyë présentait une musculature relativement dérisoire à côté de celle de son père. Côte à côte ils semblaient aussi dissemblables qu'un roc et une branche.
— Capitaine, la jeunesse de mon fils devrait trouver un guide, un tuteur, pour mener son intelligence et sa curiosité au-delà de cette planète. J'en ai déjà discuté avec lui, et, à mon grand déplaisir, il s'est montré bien plus réticent que je ne m'y attendais.
Je souris, discrètement.
— Noble Seigneur, dois-je comprendre que vous, le chef tout puissant de ce monde, ayez des difficultés avec vos propres enfants ?
— Est-ce bien là le rôle de tous les parents ?
Il sourit à sont tour. Cela mit le nouvel arrivant mal à l'aise. Je le fixai de façon bienveillante, mais tout ce que je percevais au-delà de la curiosité n'était plus qu'un mélange de crainte et de défi.
— Si ton père a échoué, laisse-moi te persuader de notre bonne foi.
Il s'adressa à Inuë dans sa langue natale, les consonnes butant sur les voyelles, gutturales et revêches.
— Flinn voudrait voir le vaisseau, capitaine.
Je hochai la tête.
— Je n'en attendais pas moins.

Cyrill s'invita à cette réunion informelle sans un mot. Je le présentai comme mon collaborateur, non pas comme un aide de camp quelconque. Je remarquai rapidement qu'il fixait le jeune naneyë avec une avidité non feinte. « Attends que je t'explique ça en privé », me donna-t-il pour toute réponse. Je restai sur ma faim.
Comme je m'y attendais, Flinn s'émerveilla du poste de commandement. J'avais délibérément choisi de casser cette logique consistant à construire un chemin menant les surprises vers le crescendo et finissant en apothéose finale, pour mieux le surprendre dès le départ. Inuë lui-même dissimulait avec quelques difficultés la profonde joie de découvrir ce lieu, lui qui était jusqu'alors restait confiné à des secteurs moins glorieux que celui-ci.
Le poste pouvait s’enorgueillir de dimensions gigantesques. À l'inverse des grands principes assurant la cohésion structurelle de l'Aube, il avait été choisit un vaste espace dégagé, garni de pupitres, de sièges normaux ou à connectiques, et de nombreux projecteurs holo de tailles variables. Le clou du spectacle prenait forme au centre de l'espace circulaire. Un projecteur gigantesque, qui pouvait illuminer la pénombre feutrée de schémas et de vidéo sur une hauteur de près de quatre mètres. Un seul autre exemplaire existait, et celui-ci se trouvait sur terre, au sein de la Palais.
— Capitaine, Flinn se dit impressionné par ce qu'il voit là, traduisit Inuë.
— Noble Seigneur, dites-lui donc que ce qu'il observe n'est que bien peu de chose en comparaison des décisions qui se prennent ici… Le cadre n'est qu'un prétexte, là n'est pas la grandeur véritable.
Les mêmes sons graves résonnèrent. En entendant à nouveau ceux-ci, une idée me traversa l'esprit. Si je me voulais plus incisif et plus convaincant, l'entremise d'un traducteur — aussi loyal et efficace fut-il — constituait un handicap majeur. Je me dirigeais vers le projecteur, et trouvait dissimulé dans un des rangements aménagés sous celui-ci un aug' de taille convaincante.
— Capitaine, commenta Inuë, considérez-vous que ma tâche de « facilitateur » vous déçoit ?
— Oh non, rassurez-vous, Noble Seigneur. Mais comme lors de votre Conversion, il y a bien des choses que le langage littéral ne peut pas dire, ne pas traduire.
— Mais comment allez-vous procéder ?
— Utiliser un aug', m'en servir pour communiquer et faire comprendre des choses à Flinn avec votre langue. Avec vous dans nos rangs, Noble Seigneur, notre base de données s'est gonflée de façon suffisamment consistante pour en permettre un usage. Et je pourrais montrer bien davantage de choses à votre fils.
L'ours cybernétique hocha la tête. Lorsque je lui tendis l'étrange instrument qui s'apparentait un assemblage solide, mais hétéroclite, il l'attrapa sans ciller. Il expliqua à Flinn qu'il faudra l'enfiler, et aida celui-ci avec une délicatesse qui contrastait avec son apparence massive. Le cliquetis de ses doigts de métal résonnait dans la pièce.
— C'est fait, capitaine.
— Parfait, Noble Seigneur.
J'amorçai le contact. Étrangement, ma conscience se décala un instant. Comme une réalité dédoublait, mes pensées se formulaient dans cette langue que j'avais apprise à écouter, pas à comprendre. En acceptant la charge émotionnelle de celle-ci, son histoire, son sens global, je mettais de côté une partie de ma perception humaine. Je me rapprochais de celle, bien plus subtile et ancienne, qui habitait le peuple Naneyë comme la lueur rassurante d'une veilleuse dans une nuit noire.
— Flinn ?
— Capitaine Mac Mordan ?
Deux voix, à l'unisson d'une réponse en forme de duel. L'accent avait disparu, une netteté aussi tranchante qu'un couteau trop affûte. Mon oreille s'écorcha dans la perfection des syllabes, dans la clarté du ton. Comme une évidence, l'attitude impérieuse du jeune ours ne traduisait plus du mépris. C'est la noblesse, l'honneur le plus instinctif, qui animait son propos.
— Capitaines, n'y allons pas par quatre chemins. Mon père a peut-être choisi de vous servir en allant contre tous les principes de notre monde, en abandonnant son corps et en s'inclinant face à un dieu qui n’existe pas, mais je ne compte pas en faire autant.
Une gifle n'eut pas été moins désagréable. Inuë détourna un œil noir vers son fils.
Mais je ne me démontai pas. Je m'étais préparé à ce qu'il se montre piquant. Un semblant de sourire, aussi mauvais qu'avisé, avait agité ses babines.
— N'y voyez pas là un affront personnel, capitaine. Mais la simple expression de mes idées.
Je laissais passer quelques secondes d'un silence pesant, redressai la tête, le fixait sans le lâcher du regard.
— Je n'en attendais pas moins de quelqu'un d’aussi fin observateur que toi, Flinn. L'effet de style est très bien mené, ton argumentaire se tient, mais il est faible. Les idées ne sont pas portées avec suffisamment de convictions. On dirait que tu ne crois encore qu'à moitié à ce que tu avances. C'est bien dommage, il y a un réel potentiel...
À son tour, il sembla désemparé. En le combattant sur son terrain, je rééquilibrais les subtiles forces en jeu. Précaires, les plateaux de la balance s'agitaient sous le poids des mots. J'entendais bien y mettre un terme.
— Ce qui est d'autant plus dommage Flinn, c'est que tu t'obstines dans une direction qui ne mène nulle part. Jouer à quoi ? Dire non ? Hélas, le jeu du pouvoir est ainsi fait. Ton père a très vite compris ce qu'il devait faire, il l'a accepté et a payé de sa personne. Son dû lui a été rendu au centuple, et nul doute qu'en revenant sur Terre, il gagnera bien plus que la reconnaissance de l'existence de son peuple, et donc du tien. Parce qu'il accepte de servir une cause qui n'était pas sienne au départ, il laisse à votre civilisation la chance de survivre. De ne pas faire cesser son histoire. En pariant sur l'avenir, il a laissé ses peurs de côté.
Je soupirai.
— Et tu voudrais, avec toute ta conviction encore jeune et vierge, arrêter ça. Parfait, mais comment agiras-tu ? Tu connais les enjeux, et tu sais que tu devras y prendre part. Ainsi est la vie, mon pauvre Flinn. En venant ici, ton père savait très bien ce qu'il faisait. Il a minimisé ton attitude, ce qui est tout à son honneur.
L’intéressé courba discrètement la tête, je lui rendais son salut.
— Estime-toi heureux de ne devenir que mon disciple, pas mon serviteur. Je pourrais t'arracher à ton foyer et faire de toi un vulgaire esclave tout juste bon à assembler quelques vis pour le bien commun. Alors, Flinn, estime-toi heureux d'avoir ce privilège. De retomber du bon côté de la barrière cette fois-ci. J'accepte de te prendre avec moi, et de t'apprendre ce qui doit être transmis. De voir des choses que personne d'autre ne verra, encore moins un autre Naneyë. Estime-toi heureux, Flinn, car il n'y aura pas de seconde chance.
Il me défia du regard. Une expression féroce tordait ses traits.
— Laissez moi partir.
Inuë souleva un sourcil, interrogateur, avant de faire pivoter le corps frêle de son fils. Il l'observa longuement, d'un regard aussi profond que pénétrant. Un mélange d'incompréhension et de curiosité se mêlait dans ses traits, tandis qu'il ne cessait de fixer sa progéniture, sans haine ni impatience.
— Je ne te comprends pas, Flinn.
Le jeune ours renifla, un air de défi lui relevant la tête.
— C'est vous que je ne comprends plus, père.
— Excuse-toi, Flinn, enchaîna Inuë.
Pas un mot n'était plus haut que l'autre. Inuë ne cessait de le scruter avec cet air spectral, presque insaisissable. Flinn dut s'admettre vaincu. Je supposais que son père n'avait pas dû lever la voix sur lui à de nombreuse reprise, mais tester ainsi la patience d'un être aussi féroce soumis à la rigueur d'une mécanisation l'avait sans doute interloqué. Alors, doucement, le corps tendu par l'agressivité se détendit. Pantelant, Flinn s'avança sur les quelques mètres qui nous séparaient, et bredouilla faiblement.
— Veuillez accepter mes excuses, capitaine.
— À genoux, Flinn.
La voix d'Inuë rebondit curieusement sur les parois. Je le suspectai d'utiliser les systèmes audio de la salle, pour renforcer la gravité de la scène. Flinn s'exécuta, retrouvant cette dignité qui le couvrait comme une cape trop grande, cachant si difficilement tant de sentiments violents. Avec raideur, ses genoux touchèrent terre, il posa une main énorme et griffue sur le sol, courba l'échine.
— Veuillez accepter mes excuses, capitaine, répéta Flinn.
— Veuillez accepter mes excuses, maître, rectifia Inuë.
Il y eut un grognement. Flinn s'empressa de reprendre.
— Veuillez accepter mes excuses, maître Mac Mordan.
— J'accepte tes excuses, Flinn. Mais ce sera la dernière fois.
— Oui, maître.
— Souviens-toi d'une chose.
Il redressa son crâne. Un souffle électrique remua l'air de la pièce, et dans un éclair de couleur, l’extrémité de mon sabre à plasma s’immobilisa à quelques centimètres de son front. Il écarquilla les yeux, contenant difficilement sa peur.
— Je n'hésiterais pas à te tuer si tu te montres un mauvais disciple, Flinn.
Le désespoir fit place à l'assurance. Avec une résignation bien naturelle, mon nouvel élève s'inclina jusqu'au sol.

Cyrill n'arrivait plus à cacher son contentement. Comme un enfant excité par un jeu trop dangereux pour être raisonnable, il ne se défaisait plus de son sourire teinté de cynisme, prenant bien soin de garder le silence. J'avais laissé Flinn aux bons soins de son père, en lui donnant pour consignes de dénicher une tenue acceptable. J'avais également demandé au chef naneyë de le diriger vers les cybernautes, afin qu'un exosquelette soit forgé et assemblé dans les plus brefs délais. Si une tâche quelconque m'attendait, y compris une sortie dans l'espace lors du voyage retour, j'entendais bien qu'il y participe.
Cyrill ne put davantage tenir sa langue. Alors que nous nous trouvions face à mes quartiers et que je tapais les codes d'accès à ceux-ci sur un boîtier vert émeraude disposé à gauche de

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